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Drogues dangereuses

 

L’heure était à l’introspection. Il ne s’était jamais livré à ce genre d’exercice sur l’ordre d’autres personnes, sauf pour le Viêt-Nam, mais les circonstances alors étaient bien différentes. Il lui avait fallu être de retour à Baltimore, ce qui était l’une des choses les plus dangereuses qu’il ait faites jusqu’ici. Il possédait de nouveaux papiers d’identité, mais c’étaient ceux d’un individu passé pour mort, si jamais quelqu’un prenait le temps de les vérifier. Il se rappela presque avec affection le temps pas si lointain où la ville était divisée en deux zones – la première relativement circonscrite et dangereuse, la seconde bien plus vaste et parfaitement sûre. Les choses avaient changé. À présent, le danger était partout. La police avait son nom. Ils pouvaient bientôt connaître son visage, ce qui voudrait dire que dans chaque voiture de police – et elles lui semblaient grouiller, désormais – se trouveraient des gens susceptibles de le repérer au premier coup d’œil. Pire encore, il ne pouvait s’en défendre, il ne pouvait pas se permettre de tuer un policier.

Et maintenant ça… Tout était devenu bien confus aujourd’hui. Moins de vingt-quatre heures auparavant, il avait identifié sa dernière cible mais il se demandait à présent si le boulot serait jamais fini.

Peut-être aurait-il mieux valu ne jamais l’avoir commencé, avoir accepté simplement la mort de Pam et poursuivi sa vie, attendant patiemment que la police élucide l’affaire. Mais non, ils ne l’auraient pas élucidée, ils n’auraient jamais consacré leur temps et leurs effectifs à élucider la disparition d’une putain. Les mains de Kelly se crispèrent sur le volant. Et son assassinat n’aurait jamais été réellement vengé.

Aurais-je pu supporter de vivre avec cela ?

Il se souvint de ses cours d’anglais au lycée, alors qu’il filait vers le sud, sur la voie express Baltimore-Washington. Les règles de la tragédie d’Aristote. Le héros doit avoir une faille tragique, qui le conduit vers son destin. La faille de Kelly… c’était qu’il aimait trop, qu’il s’occupait trop, s’investissait trop dans les choses et les gens qui touchaient sa vie. Il ne pouvait pas se défiler. Même si c’était le moyen de sauver sa vie, c’était aussi le moyen immanquable d’empoisonner celle-ci. Alors, il lui fallait prendre des risques pour aller jusqu’au bout.

Il espérait que Ritter l’avait compris, qu’il avait compris pourquoi il faisait ce qu’on lui avait demandé de faire. Il ne pouvait tout simplement pas se défiler. Pas avec Pam. Pas avec les hommes de VERT BUIS. Il secoua la tête. Mais il aurait voulu pouvoir interroger quelqu’un d’autre.

La voie express devint une artère urbaine, New York Avenue. Le soleil était couché depuis longtemps. L’automne approchait, adieu la chaleur moite de l’été sur la côte Atlantique. La saison de football allait bientôt commencer, celle de basket se terminer, et le ballet des ans se poursuivre.

 

*

 

Peter avait raison, se dit Hicks. Il devait rester. Son père traçait lui aussi sa voie dans le système, à sa façon, en devenant la plus essentielle des créatures politiques, collecteur de fonds et coordinateur de campagne électorale. Le Président serait réélu et Hicks accumulerait lui aussi le pouvoir. Dès lors, il pourrait réellement influer sur les événements. Attirer l’attention sur ce raid était bien l’initiative la plus valable qu’il ait jamais prise. Ouais, ouais, tous les éléments se rassemblaient, estimait-il en allumant son troisième joint de la soirée. Il entendit sonner le téléphone.

— Comment va ? C’était Peter.

— Bien, mec. Et toi ?

— Tas cinq minutes ? Je voudrais voir un truc avec toi. Henderson faillit pester – il sentait bien que Wally était encore une fois défoncé.

— Dans une demi-heure ?

— D’accord, à tout de suite.

Moins d’une minute plus tard, on frappait à la porte. Hicks écrasa son joint et se leva pour ouvrir. Trop tôt pour Peter. Est-ce que ça pouvait être un flic ? Veine, non.

— Vous êtes Walter Hicks ?

— Ouais, qui êtes-vous ? Le type avait à peu près son âge, mais son allure laissait quelque peu à désirer.

— John Clark. Il regarda, nerveux, les deux extrémités du corridor. J’aurais besoin de vous parler quelques minutés, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Me parler de quoi ?

— De VERT BUIS.

— Que voulez-vous dire ?

— Il y a des choses qu’il faut que vous sachiez, lui dit Clark. Il travaillait pour l’Agence, désormais, donc Clark était son nom. Ça facilitait les choses, dans un sens.

— Entrez donc, mais je n’ai que quelques minutes.

— Il ne m’en faut pas plus. Je n’ai pas l’intention de m’attarder.

Clark accepta le geste d’invitation et, sitôt entré, décela l’odeur âcre de chanvre brûlé. Hicks lui indiqua un siège en face du sien.

— Je vous sers quelque chose ?

— Non, merci, sans façon, répondit-il, veillant à l’endroit où il posait ses mains. J’étais là-bas.

— Comment cela ?

— À VERT-DE-GRIS, pas plus tard que la semaine dernière.

— Vous étiez du groupe ? demanda Hicks, pris d’une curiosité intense et incapable de déceler le danger qui venait de s’introduire dans son appartement.

— C’est exact. Je suis le gars qui a sorti le Russe, dit calmement son visiteur.

— Vous avez enlevé un citoyen soviétique ? Pourquoi bordel avez-vous fait un truc pareil ?

— Pourquoi je l’ai fait n’est pas important à présent, monsieur Hicks. L’est, en revanche, un des documents que j’ai trouvés sur lui. C’était un ordre de prendre des dispositions pour tuer tous nos prisonniers de guerre.

— Oh, c’est vraiment pas de veine, dit Hicks en secouant la tête sans grande conviction. Oh… votre chien est mort ? C’est vraiment pas de veine.

— Est-ce donc que ça ne signifie rien pour vous ?

— Bien sûr que si, mais les gens prennent des risques. Attendez une minute… Kelly vit ses yeux devenir soudain vitreux et il comprit qu’il essayait d’identifier un point qui lui avait échappé. J’avais cru que nous détenions également le commandant du camp, ce n’est pas le cas ?

— Non, je l’ai tué moi-même. Ce détail a été délibérément fourni à votre patron pour nous permettre d’identifier qui avait trahi la mission. Clark se pencha. Et c’était vous, monsieur Hicks. J’étais là-bas. Tout était prêt. Ces prisonniers devraient être auprès de leurs familles à l’heure qu’il est – tous les vingt.

Hicks écarta la remarque.

— Je ne voulais pas leur mort. Écoutez, je vous l’ai dit, les gens prennent leurs risques. Vous ne comprenez donc pas ? Ça ne valait pas le coup, point final. Alors, qu’est-ce que vous comptez faire ? M’arrêter ? Pour quoi ? Vous me prenez pour un idiot ? C’était une opération confidentielle. Vous ne pouvez pas la révéler, ou c’est vous qui risqueriez de foutre en l’air les pourparlers de paix, et la Maison Blanche ne vous laissera jamais faire une chose pareille.

— C’est exact. Je suis venu pour vous tuer.

— Quoi ? Hicks rigola presque.

— Vous avez trahi votre pays. Vous avez trahi vingt hommes.

— Écoutez, c’était une affaire de conscience.

— Ceci également, monsieur Hicks. Clark glissa la main dans sa poche et en sortit un sachet en plastique. Dedans, il y avait la drogue récupérée sur le cadavre de son vieux pote Archie, mais aussi une cuillère et une seringue hypodermique en verre. Il posa le sachet sur ses genoux.

— Je refuse de faire ça.

— À votre guise. De derrière son dos, il sortit le coutelas Ka-Bar. J’ai également exécuté des gens de cette manière. Il y a là-bas vingt hommes qui devraient aujourd’hui être dans leur foyer. Vous leur avez volé leur vie. Choisissez, monsieur Hicks.

Son visage était livide à présent, ses yeux dilatés.

— Allons, vous n’iriez quand même pas…

— Le commandant du camp était un ennemi de mon pays. Vous aussi. Il vous reste une minute.

Hicks regarda le couteau que Clark faisait tourner dans sa main et il comprit qu’il n’avait aucune chance. Il n’avait encore jamais croisé un regard comme celui de son vis-à-vis, de l’autre côté de la table basse, mais ce regard était éloquent.

Hicks parcourut des yeux la pièce, avec l’espoir d’y découvrir un élément susceptible de changer le cours des choses. Les aiguilles de l’horloge sur le dessus de cheminée semblaient s’être figées alors qu’il récapitulait les événements. Il avait affronté la perspective de la mort d’une manière toute théorique à Andover, en 1962, et avait par la suite bâti sa vie selon cette même image théorique. Le monde avait été une équation pour Walter Hicks, une chose à gérer et ajuster. Il découvrait maintenant, conscient que c’était trop tard, qu’il n’en constituait jamais qu’une variable comme les autres, qu’il n’était pas le gars contemplant le tableau noir, sa craie à la main. Il songea à se ruer hors de son siège mais son visiteur s’était déjà penché en avant, le couteau avancé de quelques centimètres et ses yeux se fixèrent sur le mince tranchant argenté de la lame crénelée. Elle lui paraissait si aiguisée qu’il eut du mal à trouver sa respiration. Il regarda de nouveau la pendule. La trotteuse s’était décidée à bouger, après tout.

 

*

 

Peter Henderson prit son temps. C’était une nuit de semaine et Washington se couchait tôt. Tous les bureaucrates, leurs adjoints et leurs assistants-particuliers-pour-se-lever-tôt devaient avoir leur content de sommeil s’ils voulaient être alertes pour gérer les affaires de leur pays. D’où les rues désertes de Georgetown, où les racines des arbres soulevaient les dalles de béton des trottoirs. Il avisa deux personnes âgées promenant leur petit chien, mais seulement un autre passant, du côté du pâté de maisons de Wally. Un homme d’à peu près son âge, à cinquante mètres de lui, pénétrant dans une voiture dont le bruit de tondeuse à gazon trahissait la Coccinelle, sans doute d’un modèle ancien. Ces fichues horreurs étaient increvables, pour peu qu’on y mette du sien. Quelques secondes plus tard, il frappait à la porte de Wally. Elle n’était pas complètement fermée. Wally était négligent pour un certain nombre de choses. Il ne ferait jamais un bon espion. Henderson poussa le battant, prêt à réprimander son ami, jusqu’au moment où il le découvrit, assis sur une chaise, au milieu de la pièce.

Hicks avait retroussé sa manche gauche. Sa main droite avait saisi son col, comme s’il cherchait sa respiration, mais la raison véritable était à la saignée du coude gauche. Peter ne s’approcha pas du corps. Durant plusieurs secondes, il resta sans rien faire. Puis il comprit qu’il ne devait pas rester là.

Il sortit son mouchoir, essuya le bouton de la porte, referma celle-ci et s’éloigna, en essayant de se retenir de vomir.

Va te faire foutre, Wally ! rageait Henderson. J’avais besoin de toi. Et crever comme ça… d’une overdose. Pour lui, l’irrévocabilité de cette mort était aussi évidente qu’elle était inattendue. Mais il lui restait toujours ses convictions, estimait-il en retournant chez lui à pied. Elles n’étaient pas mortes, elles. Il allait y veiller.

 

*

 

Le trajet prit toute la nuit. Chaque fois que le camion cahotait sur la route, les os et les muscles hurlaient leur protestation. Trois des hommes étaient plus touchés que lui, deux gisaient inconscients sur le plancher et il ne pouvait rien faire pour eux, avec ses mains et ses jambes entravées. Il y avait pourtant une certaine satisfaction. Chaque pont détruit qu’ils devaient contourner était pour eux une victoire. Quelqu’un ripostait ; quelqu’un faisait souffrir ces salauds. Plusieurs hommes chuchotaient des trucs que le garde à l’arrière ne pouvait entendre à cause du bruit du moteur. Robin se demanda où on les emmenait. Le ciel nuageux empêchait de se guider aux étoiles mais l’aube lui permit de repérer la direction du levant et il apparut qu’ils roulaient vers le nord-ouest. Deviner leur véritable destination, c’était trop espérer, estima Robin, puis il se ravisa et décida que l’espoir était réellement une chose illimitée.

 

*

 

Kelly était soulagé d’en avoir terminé. Il n’avait éprouvé aucune satisfaction à la mort de Walter Hicks. L’individu était un traître et un couard, mais il aurait dû exister une meilleure méthode. Il était content que Hicks ait décidé de se suicider, car il n’était pas du tout certain qu’il aurait été capable de le tuer au poignard – ou par tout autre moyen. Mais Hicks avait mérité son sort, ça au moins, il en était sûr. Mais n’est-ce pas le cas pour nous tous ? songea-t-il.

Kelly rangea ses vêtements dans la valise, assez grande pour contenir toute sa garde-robe, et il l’emporta dans la voiture de location, marquant ainsi la fin de son séjour dans l’appartement. Il était minuit passé quand il repartit vers le sud, retournant dans la zone dangereuse, prêt pour son ultime action.

 

*

 

Le calme était à peu près revenu pour Chuck Monroe. Il avait encore à s’occuper de cambriolages et de toutes sortes d’autres crimes, mais le massacre des trafiquants dans son secteur avait cessé. Il avait presque tendance à le regretter et il s’en ouvrit auprès de ses collègues au repas – en l’occurrence, le semblant de collation de trois heures du matin.

Monroe conduisait sa voiture radio en suivant un itinéraire à peu près régulier, traquant toujours le détail sortant de l’ordinaire. Il nota que deux nouveaux avaient pris la place de Ju-Ju. Il allait devoir apprendre leurs surnoms dans le milieu, voire se faire tuyauter sur eux par un indic. Peut-être que la brigade des stups du commissariat central pourrait enfin se décider à agir dans le coin. Quelqu’un avait bien montré la voie, même fugitivement, admit Monroe en filant vers l’ouest et la limite de sa zone de patrouille. Quel que pût être ce type. Un clochard… L’idée le fit sourire dans l’obscurité. Le nom dont on l’avait officieusement affublé lui allait si bien. L’Homme invisible. Étonnant que les journaux ne l’aient pas repris. Les nuits mornes favorisaient ce genre de réflexion. Il en était reconnaissant. Les gens avaient veillé tard pour voir les Orioles flanquer une tannée aux Yankees. Il avait appris qu’on pouvait souvent corréler la criminalité urbaine avec le calendrier des équipes sportives. Les O’s étaient dans la course au titre et semblaient bien capables de le décrocher, rien que grâce à la batte de Frank Robinson et au gant de son frère Brooks. Même les truands aiment le base-ball, songea Monroe, intrigué par cette observation incongrue mais l’acceptant comme un fait admis. D’où la nuit morne, mais ça ne le dérangeait pas. Cela lui donnait l’occasion de rouler tranquille, d’observer et d’apprendre, et puis de réfléchir. Il connaissait à présent tous les habitués officiant dans la rue et s’entraînait à repérer les moindres différences, à les jauger en flic expérimenté, afin de décider ce qui méritait plus ample examen et ce qu’on pouvait laisser couler. C’est ainsi qu’il parviendrait à prévenir certains crimes, et pas seulement réagir lorsqu’ils survenaient. C’était un talent qui ne pouvait s’acquérir qu’avec de la patience, estimait Monroe.

L’extrémité ouest de son secteur était délimitée par une rue nord-sud. Un de ses trottoirs était pour lui, l’autre dépendait d’un collègue. Il s’apprêtait à s’y engager quand il avisa un autre clodo. Quelque part, l’individu lui parut familier, même s’il n’était pas celui qu’il avait alpagué quelques semaines plus tôt. Fatigué de rester assis au volant, et las de n’avoir, de toute la soirée, rien eu d’autre à se mettre sous la dent qu’un banal PV, il se rangea le long du trottoir et descendit.

— Hep, arrête-toi voir, l’ami ! La silhouette continua d’avancer, lentement, d’une démarche inégale. Peut-être une arrestation pour ivresse sur la voie publique en perspective, plus probablement un clochard au cerveau définitivement rétamé par les longues nuits passées à biberonner du picrate. Monroe glissa sa matraque dans l’anneau de retenue et pressa le pas pour rattraper le bonhomme. Il n’était qu’à cinquante pas, mais on aurait cru que le pauvre diable était sourd, il n’entendait même pas le chuintement de ses bottes en cuir sur le trottoir. Sa main s’abattit sur l’épaule du clodo : J’ai dit, on s’arrête. Maintenant.

Le contact physique changea tout. Cette épaule était ferme et robuste – et tendue. Monroe n’y était tout bonnement pas préparé – trop crevé, trop las, trop conforté par ce que lui avaient dit ses yeux, et même si son cerveau lui cria aussitôt l’Homme invisible, son corps n’était pas prêt à agir. Ce qui n’était pas le cas du clochard. Presque avant que sa main se soit abattue, Monroe vit l’univers vaciller brutalement en diagonale, d’en bas à droite en haut à gauche, lui montrant le ciel, puis le trottoir, puis à nouveau le ciel, mais cette fois, la vue des étoiles fut interceptée par un pistolet.

— T’aurais pas pu rester dans ta putain de bagnole ? gronda l’homme, furieux.

— Qui…

— Silence ! Le pistolet plaqué contre sa tempe lui donnait la réponse, presque. Mais ce furent les gants de chirurgien qui le trahirent et forcèrent le policier à parler.

— Mon Dieu… C’était un murmure respectueux. C’est vous…

— Oui, c’est moi. Merde, et maintenant, qu’est-ce que je vais faire de toi ? demanda Kelly.

— Je ne vais pas implorer. Le nom de l’homme était Monroe, nota Kelly en lisant sa plaque. Ça ne semblait effectivement pas son genre.

— Tu n’as pas besoin. Tourne-toi – vite ! Le policier obéit, avec un peu d’aide. Kelly détacha les menottes de sa ceinture et les lui mit aux poignets. Détendez-vous, agent Monroe.

— Que voulez-vous dire ? L’homme gardait un ton égal, forçant l’admiration de Kelly.

— Je veux dire que je ne vais pas tuer des flics. Kelly le releva et le poussa pour le raccompagner à sa voiture.

— Ça ne change rien au problème, l’ami, lui dit Monroe, prenant soin de toujours parler à voix basse.

— Expliquez-moi. Où rangez-vous vos clés ?

— Dans ma poche droite.

— Merci. Kelly les sortit avant de pousser le policier sur la banquette arrière de la voiture. Il y avait un grillage de séparation pour empêcher les passagers arrêtés de déranger le chauffeur. Kelly démarra rapidement et alla se garer dans une impasse. Les poignets, ça va ? Les menottes ne serrent pas trop ?

— C’est ça, c’est ça, tout baigne impec. Le flic tremblait à présent, de rage surtout, estima Kelly. C’était compréhensible.

— Calmez-vous. Je ne veux pas vous faire de mal. Je vais verrouiller la voiture. Les clefs seront dans un égout quelque part.

— Et je suis censé vous remercier, peut-être ?

— J’ai rien demandé, non ? Kelly avait terriblement envie de lui présenter ses excuses. Vous m’avez facilité la tâche. La prochaine fois, soyez plus prudent, agent Monroe.

Le relâchement de la tension était tel qu’il avait du mal à ne pas rire en s’éloignant de nouveau à pied en direction de l’ouest. Dieu merci, mais pas pour tout. Ils continuent à emmerder les ivrognes. Il avait espéré qu’ils auraient fini par se lasser au bout d’un mois. Encore une complication. Kelly tâchait autant que possible de marcher à l’ombre.

C’était une devanture, comme le lui avait dit Billy et comme l’avait confirmé Burt, une boutique fermée entourée d’immeubles vides de part et d’autre. Ces gens étaient si bavards, quand les circonstances s’y prêtaient. Kelly examina le bâtiment depuis le trottoir d’en face. Malgré le rez-de-chaussée vide, il y avait de la lumière à l’étage. Il nota que la porte de devant était fermée par un gros cadenas de laiton. Celle de derrière également, sans doute. Eh bien, il pouvait recourir à la méthode forte… ou à l’autre, tout aussi radicale. Le chrono tournait. Ces flics devaient avoir un système d’appel régulier. Et même si ce n’était pas le cas, tôt ou tard, Monroe recevrait un appel radio pour aller récupérer le petit chat de quelqu’un dans un arbre, son sergent aurait vite fait de se demander où diantre il était passé, et bientôt les flics allaient grouiller dans tout le secteur, à la recherche du disparu. Et ils fouilleraient avec soin. C’était une possibilité que Kelly se refusait à envisager et que l’attente n’allait pas améliorer.

Il traversa la rue en vitesse ; pour la première fois, il abandonnait en fait sa couverture, un risque qu’il avait pesé pour découvrir que la balance penchait du côté de la folie. Mais enfin, toute cette entreprise avait été folle depuis le début, non ? Il tâcha d’abord de s’assurer autant que possible qu’il n’y avait personne au rez-de-chaussée. Rassuré, il sortit le poignard de son étui et entreprit d’attaquer le mastic autour du panneau vitré de la vieille porte en bois. Peut-être que les cambrioleurs n’étaient tout bêtement pas assez patients, voire carrément idiots – ou au contraire, beaucoup plus malins que lui en ce moment, se dit Kelly, en s’y prenant à deux mains pour détacher les rubans de mastic. Cela lui prit six minutes interminables, tout cela sous un réverbère situé à moins de trois mètres, avant d’être en mesure d’ôter la glace, en se coupant par deux fois dans l’opération. Kelly pesta silencieusement en contemplant la profonde entaille à sa main gauche. Puis il se glissa de biais par l’ouverture et se dirigea vers le fond du bâtiment. Une petite boutique familiale, abandonnée ou fermée, sans doute parce que le quartier mourait aussi. Enfin, ça aurait pu être pire. Le sol était poussiéreux mais dégagé. Il y avait un escalier au fond. Kelly percevait du bruit à l’étage et il gravit les marches, son .45 lui ouvrant la voie.

— On s’est bien éclatés, ma poule, mais c’est fini maintenant, dit une voix masculine. Kelly perçut l’humour grivois, suivi d’un gémissement de femme.

— Je t’en supplie… tu ne veux pas dire que…

— Désolé, chou, mais c’est comme ça que ça se passe, dit une autre voix. Je m’occupe de devant.

Kelly se glissa au bout du couloir. Ici aussi, le sol était dégagé, juste sale. Le plancher était vieux mais il avait été récemment…

Il crissa.

— Qu’est-ce… ?

Kelly se figea une imperceptible fraction de seconde, mais il n’avait ni le temps ni d’endroit où se cacher, alors il fonça sur les cinq derniers mètres avant de plonger, rouler sur lui-même et démasquer son arme.

Il y avait deux hommes, la vingtaine l’un et l’autre, de simples silhouettes, en fait, tandis que son esprit éliminait les détails importuns pour se concentrer sur ce qui était important pour l’instant : taille, distance, mouvement. L’un des hommes voulut saisir un pistolet pendant la roulade de Kelly, et il réussit même à sortir l’arme de sa ceinture et se retourner avant que deux balles ne pénètrent dans sa poitrine et une autre dans sa tête. Kelly avait déjà fait pivoter le Colt avant que le corps n’ait touché le sol.

— Nom de Dieu ! D’accord ! D’accord ! Un petit revolver chromé tomba par terre. Un cri perçant retentit, quelque part devant, mais Kelly l’ignora pour se relever, l’automatique braqué sur le second homme, verrouillé sur sa cible comme s’il lui était relié par une tige d’acier.

— Ils vont nous tuer. C’était une curieuse petite voix de souris, terrifiée mais à l’élocution pâteuse.

— Combien ? aboya Kelly.

— Juste ces deux-là, ils vont me…

— Je ne pense pas, dit Kelly en se redressant. Tu es laquelle, toi ?

— Paula. Il surveillait toujours sa cible.

— Où sont Maria et Roberta ?

— Devant, lui dit Paula, encore trop désorientée pour se demander comment il connaissait leurs noms. L’autre homme répondit pour elle :

— Elles sont HS, mec, vu ? Causons, semblaient dire ses yeux.

— T’es qui, toi ? Il y avait quelque chose dans le .45 qui rendait les gens loquaces, nota Kelly, ignorant à quoi ressemblait son regard, derrière le viseur.

— Frank Molinari. Un accent, et la compréhension que Kelly n’était pas un flic.

— Et d’où tu viens, Frank ? – Vous, vous ne bougez pas ! lança-t-il à Paula, en étendant la main gauche. Il braquait toujours son arme, balayant des yeux la pièce, l’oreille tendue, guettant le moindre bruit suspect.

— De Philly. Eh, mec, on peut causer, d’accord ? L’homme tremblait et ne cessait de jeter des coups d’œil vers l’arme qu’il avait laissée tomber, tout en se demandant ce qui avait bien pu lui arriver.

Pourquoi un gars de Philadelphie venait-il faire le sale boulot d’Henry ? L’esprit de Kelly tournait à toute vitesse. Deux des gars au labo avaient eu le même genre d’accent. Tony Piaggi. Bien sûr, la même filière, et Philadelphie…

— Déjà visité Pittsburgh, Frank ? La question avait jailli, comme à l’improviste.

Molinari joua son va-tout. Mauvais choix.

— Comment tu sais ça ? Pour qui tu bosses ?

— T’as tué Doris et son père, hein ?

— C’était un contrat, mec, t’as déjà rempli un contrat ?

Kelly lui fournit la seule réponse possible, et il entendit un autre cri venir de la pièce de devant, en même temps qu’il ramenait le pistolet près de sa poitrine. Temps de réfléchir. Le chrono tournait toujours. Kelly se dirigea vers Paula et la releva sans ménagement.

— Ça fait mal !

— Grouille, allons récupérer tes copines.

Maria était juste en slip et trop défoncée pour réagir. Roberta était consciente, et terrifiée. Il n’avait pas envie de les regarder, pas maintenant. Il n’avait pas le temps. Kelly les regroupa, les poussa au bas des marches, puis dehors. Aucune des trois n’avait de chaussures et la combinaison de la drogue, de la crasse et du verre pilé sur le trottoir les faisait marcher comme des estropiées, avec force pleurs et gémissements tout au long du chemin vers l’est. Kelly les poussait, leur grondait dessus, les brusquant pour les faire accélérer, ne redoutant rien tant qu’une voiture passant dans la rue, car cela suffirait à flanquer par terre tout ce qu’il avait accompli. La vitesse était vitale et le trajet lui prit dix minutes, aussi interminables que sa cavalcade au bas de la colline de VERT-DE-GRIS, mais la voiture de patrouille était toujours là où il l’avait abandonnée. Kelly déverrouilla l’avant et dit aux filles de monter. Il avait menti pour les clés.

— C’est quoi, ce bordel ? objecta Monroe. Kelly confia les clefs à Paula qui semblait la plus en mesure de tenir le volant. Au moins était-elle capable de garder la tête droite. Les deux autres se tassèrent sur le siège du passager, évitant de cogner la radio avec leurs jambes.

— Agent Monroe, ces dames vont vous conduire au poste. J’ai des instructions pour vous. Êtes-vous prêt à écouter ?

— J’ai le choix, connard ?

— Vous voulez jouer au plus fin, ou ça vous branche d’avoir des renseignements intéressants ? demanda Kelly sur le ton le plus raisonnable possible. Deux regards posés se croisèrent en un long moment de contact. Monroe eut du mal à ravaler son orgueil mais il acquiesça.

— Allez-y.

— C’est au sergent Tom Douglas que vous allez vous adresser – à lui et à personne d’autre. Ces dames sont dans de très sales draps. Elles peuvent vous aider à élucider un certain nombre d’affaires délicates. J’insiste. Personne d’autre que lui… c’est important, vu ? TU fais le con et on se retrouve, lui disaient les yeux de Kelly.

Monroe saisit l’ensemble des messages et hocha la tête.

— Ouais.

— Paula, vous conduisez, vous ne vous arrêtez sous aucun prétexte, quoi qu’il vous dise, compris ? La fille acquiesça. Elle l’avait vu tuer deux hommes. Décolle !

Elle était vraiment trop défoncée pour conduire mais il n’avait guère le choix. La voiture de police démarra et s’éloigna au ralenti, éraflant un poteau télégraphique avant le bout de la rue. Puis elle tourna au coin et disparut. Kelly inspira un grand coup et rebroussa chemin vers l’endroit où il avait garé sa voiture. Il n’avait pas sauvé Pam. Il n’avait pas sauvé Doris. Mais il avait sauvé ces trois-là et Xantha, au péril de sa vie, prenant involontairement un risque, mais un risque nécessaire. Il en avait presque terminé.

Enfin, pas tout à fait.

 

*

 

Les deux camions du convoi avaient dû emprunter un itinéraire plus détourné que prévu, et ils n’arrivèrent pas avant midi à leur destination. Qui était la prison de Hoa Lo. Son nom signifiait « endroit où l’on fait la cuisine » et sa réputation était bien connue des Américains. Une fois les camions entrés dans la cour et les grilles bouclées, on fit descendre les hommes. Une nouvelle fois, chacun se vit assigner un gardien qui l’emmena à l’intérieur. On leur permit juste de boire un verre d’eau avant de leur attribuer des cellules individuelles réparties dans tout le bâtiment. Robin Zacharias pénétra enfin dans la sienne. Ça ne le changeait pas beaucoup en fin de compte. Il trouva un coin de sol propre et s’assit, épuisé du voyage, la tête calée contre le mur. Il lui fallut plusieurs minutes avant d’entendre qu’on tapait.

Une coupe et un rasage, six fois.

Une coupe et un rasage, six fois.

Il rouvrit les yeux. Il fallait qu’il réfléchisse. Les prisonniers de guerre communiquaient en utilisant un code aussi simple qu’ancien, un alphabet graphique.

 

A

B

C

D

E

F

G

H

I

J

L

M

N

O

P

Q

R

S

T

U

V

W

X

Y

Z

 

tap-tap-tap-tap-tap pause tap-tap

5/2, transcrivit Robin ; la surprise contrait son épuisement. La lettre W. Bien. C’est dans mes cordes.

2/3, 3/4, 4/2, 4/5

« W-H-O R U » : Who are you. Qui êtes-vous ?

tap-tap-tap-tap-tap-tap… Robin interrompit la séquence pour fournir sa réponse.

4/2, 3/4, 1/2, 2/4, 3/3, 5/5, 1/1, 1/3

« R-O-B-I-N Z-A-C »

tap-tap-tap-tap-tap-tap

1/1, 3/1, 5/2, 1/1, 3/1, 3/1

« A-L W-A-L-L »

Al Wallace ? Al ? Il est vivant ?

tap-tap-tap-tap-tap-tap

COMMENT VA ? demanda-t-il à son pote de quinze ans.

ON FAIT ALLER, réponse complétée d’un additif pour ses compatriotes de l’Utah.

1/3, 3/4, 3/2, 1/5, 1/3, 3/4, 3/2, 1/5, 5/4, 1/5

Come, come, ye saints… Venez, venez, vous les saints…

Robin étouffa un cri, ce n’était plus les coups qu’il entendait, c’était le Chœur, c’était la musique, et le sens qu’elle véhiculait.

tap-tap-tap-tap-tap-tap

1/1, 3/1, 3/1, 2/4, 4/3, 5/2, 1/5, 3/1, 3/1, 1/1, 3/1, 3/1, 2/4, 4/3, 5/2, 1/5, 3/1, 3/1

A-L-L I-S W-E-L-L A-L-L I-S W-E-L-L

Robin ferma les yeux et remercia son Dieu pour la seconde fois de la journée et depuis plus d’un an en tout. Il avait été stupide, après tout, d’imaginer que la délivrance pouvait ne pas venir. Le lieu lui semblait étrange, les circonstances plus étranges encore pour une telle révélation, mais il y avait un autre Mormon dans la cellule voisine et son corps fut pris de tremblements alors que son esprit entendait le plus émouvant de tous les cantiques, celui dont le dernier vers n’était pas du tout un mensonge, mais une affirmation.

Tout est bien, tout est bien.

 

*

 

Monroe ne savait pourquoi cette fille, cette Paula, refusait de l’écouter. Il essaya de la raisonner, essaya de gueuler, mais elle continuait, imperturbable, quoique en suivant ses indications, se traînant dans les rues du petit matin à un bon quinze à l’heure, et encore, en ne maintenant son cap qu’avec difficulté. Le trajet prit quarante minutes. Elle se perdit à deux reprises, confondant droite et gauche, et dut une autre fois s’arrêter complètement quand une des deux autres vomit par la fenêtre. Lentement, Monroe réussit à comprendre ce qui se passait. Cela grâce à une combinaison de divers éléments, mais surtout parce qu’il avait tout le temps pour deviner.

— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda Maria.

— I… I… ils allaient nous tuer, comme les autres, mais il les a descendus !

Bon Dieu, se dit Monroe. Ça collait.

— Paula ?

— Oui ?

— Avez-vous connu une fille du nom de Pamela Madden ?

Elle hocha lentement la tête, en se concentrant de nouveau sur la route devant elle. Le poste de police était en vue.

— Dieu du ciel, dit le policier dans un souffle. Paula, tournez à droite dans le parking, d’accord ? Faites le tour par-derrière… brave fille… vous pouvez vous arrêter là, parfait. La voiture s’arrêta dans une dernière embardée et Paula se mit à pleurer piteusement. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre une ou deux minutes, jusqu’à ce qu’elle ait surmonté le plus gros de la crise, et si Monroe avait peur, c’était pour elles désormais, pas pour lui. Bon, ça va, maintenant je veux que vous me laissiez descendre.

Elle ouvrit sa portière, puis celle de derrière. Il fallut aider le flic à se mettre debout, et elle le fit instinctivement.

— Le trousseau de clefs de la voiture, celle des menottes est dessus, pouvez-vous me libérer, mademoiselle ? Il lui fallut trois essais pour lui libérer les mains. Merci.

 

*

 

— Ça a intérêt à être bon ! grommela Tom Douglas. Le cordon du téléphone qui passait devant le visage de sa femme la réveilla à son tour.

— Sergent, c’est Chuck Monroe, district ouest. J’ai là trois témoins du meurtre de la fontaine. Il marqua un temps. Je crois également que nous avons deux autres cadavres à mettre à l’actif de l’Homme invisible. Il m’a dit que je ne devais m’adresser qu’à vous.

— Hein ? Un rictus déforma le visage de l’inspecteur dans le noir. Qui ça ?

— L’Homme invisible. Vous voulez passer ici, monsieur ? C’est une longue histoire, ajouta Monroe.

— N’en parlez à personne d’autre. Absolument personne, pigé ?

— C’est ce qu’il m’a dit aussi, monsieur.

— Qu’est-ce qui se passe, chéri ? demanda Beverly Douglas, aussi réveillée maintenant que son inspecteur de mari.

Cela faisait huit mois maintenant, depuis la mort d’une gamine triste nommée Helen Waters. Puis Pamela Madden. Puis Doris Brown. Il allait enfin pouvoir coincer ces salauds, à présent, se dit Douglas, mais il se trompait.

 

*

 

— Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Sandy au personnage debout à côté de sa voiture, celle-là même qu’il avait réparée.

— Je venais vous faire mes adieux pour un petit moment, dit Kelly, très calme.

— Que voulez-vous dire ?

— Je vais devoir m’absenter. J’ignore pour combien de temps.

— Pour où ?

— Je ne peux pas vraiment le dire.

— Encore le Viêt-Nam ?

— Peut-être. Je ne suis pas sûr. Véridique.

Ce n’était tout simplement pas le moment, comme si ça pouvait l’être un jour, se dit Sandy. Il était tôt, et elle devait être au boulot à six heures trente, et même si elle n’était pas encore en retard, elle n’avait tout bonnement pas les minutes nécessaires pour lui dire les mots qu’il fallait.

— Est-ce que vous reviendrez ?

— Si vous y tenez, oui.

— J’y tiens, John.

— Merci. Sandy… J’en ai sorti quatre, ajouta-t-il.

— Quatre ?

— Quatre filles, comme Pam et Doris. L’une est sur la côte Est, les trois autres sont ici, en ville, dans un poste de police. Veillez à ce que quelqu’un s’occupe bien d’elles, d’accord ?

— Oui.

— Ne prêtez pas attention à ce que vous entendrez. Je reviendrai. Je vous supplie de me croire.

— John !

— Plus le temps, Sandy. Je reviendrai, lui promit-il en s’éloignant.

 

*

 

Ni Ryan ni Douglas ne portaient de cravate. Tous deux sirotaient un café dans des tasses en carton pendant que les gars du labo remettaient ça.

— Deux dans le corps, remarquait l’un d’eux, une dans la tête – il laisse toujours ses cibles sur le carreau. Un vrai boulot de professionnel.

— Un vrai, souffla Ryan à son partenaire. C’était un .45. Forcé. Aucun autre calibre ne faisait de tels dégâts – en outre, il y avait six douilles en laiton sur le plancher de bois, chacune cerclée à la craie à l’attention des photographes.

Les trois femmes étaient dans une cellule du district ouest, sous la surveillance constante d’un policier en uniforme. Douglas et lui s’étaient brièvement entretenus avec elles, mais cela leur avait suffi à comprendre qu’ils tenaient enfin leurs témoins contre un certain Henry Tucker, assassin. Un nom, un signalement, rien d’autre, mais infiniment plus que ce qu’ils avaient encore, quelques heures plus tôt à peine. Ils allaient commencer par éplucher le nom dans leurs propres archives, puis au sommier national du FBI, et enfin dans la rue. Ils contrôleraient ensuite le fichier des véhicules, pour trouver une carte grise à ce nom. La procédure était parfaitement définie, et avec une identité, ils finiraient par le pincer, bientôt peut-être, ou peut-être pas. Cela dit, il leur restait quand même cette autre petite affaire sur les bras.

— Les deux venaient de l’extérieur ? demanda Ryan.

— Philadelphie. Francis Molinari et Albert d’Andino, confirma Douglas, lisant les noms sur leur permis de conduire. Combien es-tu prêt à parier…

— Pas de pari, Tom. Il se retourna, il tenait une photo. Monroe, ce visage vous dit quelque chose ?

L’agent prit le petit cliché d’identité de la main de Ryan et l’examina dans la faible lumière de l’appartement à l’étage. Il secoua la tête.

— Pas vraiment, monsieur.

— Que voulez-vous dire ? Vous l’avez vu en face.

— Les cheveux plus longs, des marques sur le visage, et puis, quand il était près, j’ai surtout vu le canon de son Colt. Trop vite, trop sombre.

 

*

 

C’était délicat et dangereux, ce qui n’avait rien d’étonnant. Quatre voitures étaient garées devant, et il ne pouvait pas se permettre le moindre bruit – mais c’était encore la méthode la plus sûre, avec ces quatre bagnoles. Il se tenait dressé sur l’étroite corniche formée par l’appui d’une fenêtre murée, pour attraper le câble du téléphone. Kelly espéra que personne n’était en communication lorsqu’il cisailla les fils, avant d’y pincer rapidement ses propres câbles. Cela fait, il se laissa retomber au sol et se mit à longer vers le nord l’arrière du bâtiment, en déroulant derrière lui sa bobine de fil téléphonique, le laissant simplement courir sur le sol. Il tourna le coin, laissant la bobine pendre de sa main gauche comme une gamelle à repas, et traversa la rue déserte avec la démarche tranquille de quelqu’un du coin. Cent mètres encore et il tourna de nouveau, pénétrant dans l’immeuble désert pour gagner son perchoir. Une fois là, il retourna à sa voiture de location récupérer le reste de son barda, y compris sa fidèle flasque à whisky, remplie d’eau du robinet, et une provision de barres Snickers. Ainsi paré, il s’attela à la tâche.

Le fusil était mal aligné. Si fou que cela puisse paraître, la méthode la plus sensée était de prendre l’immeuble pour cible. Il épaula en position assise et chercha sur le mur un endroit adéquat. Là, cette brique abîmée. Kelly maîtrisa sa respiration, la lunette réglée au grossissement maximal, et pressa doucement la détente.

Cela faisait drôle de tirer avec ce fusil. La balle de .22 chemisée est un petit projectile, naturellement peu bruyant, et avec le silencieux élaboré qu’il y avait adapté, pour la première fois de sa vie il entendit le pinggg musical du percuteur venant frapper l’amorce, accompagné du plop assourdi de la décharge. La nouveauté de la perception faillit lui faire manquer le bruit sec et bien plus sonore de l’impact du projectile sur la cible. La balle créa un nuage de poussière, cinq centimètres à gauche et deux centimètres et demi plus bas que le point visé. Kelly rectifia le réglage du viseur Leupold et tira de nouveau. Parfait. Il fit jouer la culasse et mit trois balles dans le chargeur, ramenant le viseur au grossissement minimal.

 

*

 

— Tas pas entendu quelque chose ? demanda Piaggi, d’une voix lasse.

— Quoi donc ? Tucker leva les yeux de sa tâche. Plus de douze heures maintenant, à se taper le boulot minable dont il se croyait définitivement débarrassé. Et il n’en était même pas à la moitié, malgré les deux « soldats » descendus exprès de Philadelphie. Tony n’était pas non plus à la fête.

— Comme un truc qui tombe, dit Tony, hochant la tête avant de se remettre à la tâche. Le seul avantage était que l’épisode lui vaudrait le respect d’un bout à l’autre de la côte quand il le relaterait à ses associés. Un gars sérieux, l’Anthony Piaggi. Alors que tout partait à vau-l’eau, il s’était tapé le boulot lui-même. Il livre et il fait face à ses obligations. Vous pouvez compter sur Tony. C’était une réputation qui valait d’être gagnée, même s’il fallait en payer le prix. Cette saine résolution dura peut-être trente secondes.

Tony fendit un nouveau sachet, notant l’infecte odeur chimique qui en émanait, sans bien en reconnaître l’origine. La fine poudre blanche emplit le bol. Puis il ajouta le lactose. Il mélangea les deux éléments à la cuillère, en touillant lentement. Il était sûr qu’il devait exister une machine pour effectuer cette opération, mais elle était probablement trop grosse, comme celles utilisées en boulangerie industrielle. C’était surtout que son esprit se révoltait devant ce boulot de grouillot, de sous-fifre. Et pourtant, il fallait bien qu’il assure la livraison, et il n’avait personne d’autre pour l’aider.

— Qu’est-ce t’as dit ? demanda Henry, d’une voix lasse.

— Laisse tomber. Piaggi se concentra sur sa tâche. Mais où étaient passés Albert et Frank, bordel ? Ils étaient censés être ici depuis deux heures. Se croyaient spéciaux parce qu’ils éliminaient les gens ? Comme si ça avait réellement de l’importance.

 

*

 

— Eh, mon lieutenant ! Le sergent responsable de la salle où l’on consignait les pièces à conviction était un ancien agent de la circulation dont le side-car avait été percuté par un chauffard. Cela lui avait coûté une jambe et l’avait relégué aux tâches administratives. Ça convenait au sergent qui avait son bureau, ses beignets et son journal, en échange d’un boulot de paperasse qui lui prenait aux alentours de trois heures de travail effectif par quart de huit heures. On appelait ça retraite en poste.

— Comment va la famille, Harry ?

— Très bien, merci. Que puis-je pour vous ?

— J’aurais besoin de vérifier les numéros sur les sachets de drogue que j’ai amenés la semaine dernière, lui dit Charon. Je crois qu’il y a eu un mic-mac dans les étiquettes. En tout cas – il haussa les épaules –, faut que je les vérifie.

— D’accord, laissez-moi une minute et je vous les…

— Lisez votre canard, Harry. Je sais où chercher, lui dit Charon avec une tape sur l’épaule. La consigne était que personne ne venait fureter dans cette pièce sans escorte officielle, mais Charon était lieutenant et Harry n’avait qu’une jambe, et sa prothèse le faisait souffrir, comme bien souvent.

— C’était une sacrée prise, Mark, dit le sergent à l’officier qui lui avait déjà tourné le dos. Merde, Mark avait quand même descendu le gars qui transportait la came.

Charon ouvrit l’œil et tendit l’oreille, guettant s’il y avait quelqu’un dans les parages, mais non. Il faudrait qu’ils alignent les gros billets. Alors comme ça, ils envisageaient de déménager leur réseau, hein ? En le laissant, lui, mariner derrière, recommencer à traquer les petits dealers… enfin, il n’y avait pas que des inconvénients. Il avait déjà mis de côté pas mal de fric, largement de quoi rendre heureuse son ancienne femme et payer l’éducation des trois gosses qu’il lui avait donnés, plus un petit chouïa pour lui. Et même, il ne tarderait sans doute pas à décrocher une promotion pour le boulot accompli en éliminant plusieurs trafiquants de drogue…

Là… les dix kilos qu’il avait saisis dans la voiture d’Eddie Morello étaient dans une boîte en carton étiquetée, posée sur le troisième rayon, à l’endroit précis où ils étaient censés être. Il descendit le carton et vérifia quand même son contenu. Chacun des dix sacs d’un kilo avait été ouvert, analysé et scellé de nouveau. Le technicien du labo qui s’en était chargé avait simplement inscrit des initiales sur les étiquettes, et des initiales, c’est facile à maquiller. Charon fouilla dans ses poches de chemise et de pantalon, et en sortit les sachets plastique de sucre en poudre extra-fin de même couleur et de même consistance que l’héroïne. Seul son service toucherait à cette pièce à conviction, et il pouvait maîtriser ça. Dans un mois, il enverrait une note de service recommandant la destruction des pièces, puisque l’affaire était close. Son capitaine approuverait. Il jetterait la poudre à l’égout, devant plusieurs témoins, les sacs en plastique seraient brûlés, ni vu ni connu. Cela ne semblait pas si compliqué. Moins de trois minutes après, il ressortait d’entre les étagères à pièces à conviction.

— Z’avez vérifié les numéros ?

— Ouais, Harry, merci, dit Charon qui lui adressa un signe de la main en sortant.

 

*

 

— Que quelqu’un décroche ce putain de téléphone ! grogna Piaggi. Merde, qui pouvait bien appeler ici, d’abord ? Ce fut l’un des gars de Philly qui alla décrocher, prenant quand même le temps d’allumer une clope.

— Ouais ? Le type se retourna. Henry, c’est pour toi.

— Merde, quoi encore ? Tucker traversa la pièce.

 

*

 

— Salut, Henry, dit Kelly. Il avait branché un téléphone de campagne sur la ligne de l’immeuble, désormais coupé du monde extérieur. Assis près de l’appareil recouvert de sa housse en toile, il avait sonné à l’autre bout de la ligne rien qu’en tournant la manivelle. La technique pouvait sembler primitive, mais elle lui était familière, elle était rassurante et, surtout, efficace.

— Qui est-ce ?

— Mon nom est Kelly, John Kelly.

— Et qui est John Kelly ?

 

*

 

— Vous vous y êtes mis à quatre pour tuer Pam. Tu es le seul qui reste, Henry, dit la voix. J’ai eu les autres. À présent, c’est ton tour. Tucker se retourna et parcourut la pièce du regard, comme s’il s’attendait à y trouver son mystérieux interlocuteur. Était-ce une espèce de tour sordide qu’ils étaient en train de lui jouer ?

— Comment… comment avez-vous eu ce numéro ? Où êtes-vous ?

— Tout près, Henry, lui dit Kelly. T’es bien peinard, là-dedans, avec tes potes ?

— Écoutez, j’ignore qui vous êtes…

— Je t’ai dit qui j’étais. Tu es là-dedans avec Tony Piaggi. Je t’ai vu au restaurant l’autre soir. Tu t’es régalé, au fait ? Moi, c’était super, ajouta la voix, narquoise.

Tucker se raidit, la main crispée sur le combiné du téléphone.

— Et qu’est-ce que tu comptes faire, hein, petit ?

— Sûrement pas t’embrasser sur les deux joues, petit. J’ai eu Rick, j’ai eu Billy, j’ai eu Burt et maintenant, c’est toi que je vais avoir. Fais-moi plaisir, passe-moi M. Piaggi, suggéra la voix.

— Tony, tu ferais bien de venir ici, dit Tucker.

— Qu’est-ce que c’est, Henry ? Piaggi se prit les pieds dans sa chaise en se levant. Tellement crevé avec tout ce bordel. Ces salopards de Philly ont intérêt à avoir déjà sorti le fric. Henry lui passa le téléphone.

— Qui est à l’appareil ?

— Ces deux types sur le bateau, ceux que t’avais prêtés à Henry ? Je les ai descendus. J’ai également descendu les deux autres, ce matin.

— C’est quoi cette histoire, enfin merde ?

— Devine. On raccrocha. Piaggi lorgna son partenaire et puisqu’il n’avait pu obtenir de réponse au téléphone, il allait l’exiger de Tucker.

— Henry, qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

 

*

 

Parfait, voyons un peu ce que ça donne. Kelly s’autorisa une gorgée d’eau et un Snickers. Il était installé au deuxième étage du bâtiment. Une espèce d’entrepôt, sans doute, une construction massive en béton renforcé, la bonne planque pour le jour de la Bombe. Le problème tactique était intéressant. Il ne pouvait pas se ruer comme ça à l’intérieur. Même avec un pistolet-mitrailleur – ce qui n’était pas le cas –, à quatre contre un, les chances étaient quasiment nulles, surtout quand on ignorait ce qui guettait derrière la porte et qu’on ne pouvait plus jouer sur l’effet de surprise. Il lui fallait donc tenter une autre méthode. Il n’avait encore jamais rien fait de tel mais du haut de son perchoir, il couvrait toutes les portes de l’édifice. Les fenêtres de derrière étaient murées. Les seules issues étaient situées dans son champ visuel, à peine à plus de cent mètres et il espérait bien qu’ils tenteraient une sortie. Kelly épaula le fusil mais garda la tête levée pour continuer de scruter les parages de gauche à droite, patiemment, consciencieusement.

 

*

 

— C’est lui, dit Henry, doucement, pour que les autres n’entendent pas.

— Qui ?

— Le type qui a descendu tous ces dealers, le type qui a eu Billy et les autres, le type qui a attaqué le bateau. C’est lui, lui !

— Putain, mais c’est qui, lui, Henry ?

— Mais j’en sais rien, moi, bordel de merde ! La voix était devenue perçante et les deux autres levèrent la tête. Tucker essaya de se dominer. Il dit qu’il veut que nous sortions.

— Oh, impeccable – contre qui on se bat ? Attends voir une minute… Piaggi décrocha le téléphone mais n’obtint aucune tonalité. Bon sang ?

 

*

 

Kelly entendit le bourdonnement et décrocha aussitôt.

— Ouais, qu’est-ce que c’est ?

— Qui êtes-vous, bordel ?

— C’est Tony, c’est ça ? Pourquoi fallait-il que tu tues Doris, Tony ? Elle ne représentait aucun danger pour toi. Maintenant, je vais me voir obligé de t’éliminer, toi aussi.

— Moi, je n’ai rien…

— Tu sais ce que je veux dire, mais merci quand même d’avoir fait venir les deux autres zigues. Je voulais régler cette affaire une bonne fois pour toutes et je n’espérais pas avoir cette chance. À l’heure qu’il est, ils doivent être à la morgue, je suppose.

— T’essayes de me foutre la trouille ? lança l’homme, sur la ligne grésillante.

— Non, juste de te tuer.

 

*

 

— Merde ! Piaggi raccrocha violemment.

— Il dit qu’il nous a vus au restaurant, mec. Il dit qu’il y était.

Il était clair pour les deux autres que quelque chose clochait. Ils avaient levé la tête, curieux mais surtout méfiants, en voyant leurs supérieurs dans un tel état d’agitation. Qu’est-ce qui se passait, bordel ?

— Comment a-t-il pu savoir – oh ! dit Piaggi. Le ton devint traînant, plus calme. Ouais, ils me connaissaient, pas vrai… ? Bon Dieu.

Il n’y avait qu’une seule fenêtre aux vitres transparentes. Les autres étaient munies de dalles de verre, ces pavés de dix centimètres réputés laisser passer la lumière et dissuader les vandales. Ils empêchaient également de voir à l’extérieur. La seule fenêtre transparente était équipée d’une manivelle permettant d’ouvrir d’un certain angle les panneaux pivotants. Ce bureau avait sans doute été aménagé par un connard de gestionnaire qui ne voulait pas que ses secrétaires se mettent à la fenêtre pour regarder dehors. Eh bien, le salaud avait vu son souhait exaucé. Piaggi tourna la manivelle pour ouvrir – enfin, il essaya : les trois panneaux avaient pivoté de quarante degrés quand le mécanisme se coinça.

 

*

 

Kelly les vit bouger et se demanda s’il devait manifester sa présence de manière plus directe. Mieux valait s’en abstenir, se dit-il, mieux valait être patient. L’attente pèse à ceux qui ne savent pas ce qui se passe.

Le plus remarquable, c’est qu’il n’était que dix heures du matin, en cette journée limpide de fin d’été. Des camions passaient sur O’Donnell Street, à un demi-pâté de maisons d’ici, quelques voitures particulières également, filant en vitesse. Peut-être leurs conducteurs apercevaient-ils la grande bâtisse abandonnée où se trouvait Kelly et se demandaient, tout comme lui, à quoi elle avait bien pu servir ; avisant les quatre voitures garées près de l’ancien entrepôt, ils devaient se demander si l’affaire n’avait pas repris ; mais même si tel était le cas, ce n’était qu’une réflexion en passant pour des gens qui avaient leur boulot. Le drame se jouait en pleine lumière et seuls ses acteurs en étaient conscients.

 

*

 

— J’y vois goutte, dit Piaggi, accroupi pour regarder à l’extérieur. Il n’y a personne dans le coin.

C’est le gars qui a éliminé les dealers, était en train de se dire Tucker lorsqu’il quitta la fenêtre. Cinq ou six. Et il a tué Rick avec un putain de couteau…

Tony avait choisi le bâtiment. C’était la partie la plus visible d’une petite affaire de transport routier inter-États, dont les propriétaires trempaient dans le coup et savaient se montrer discrets. Absolument parfait, avait-il jugé : proche des artères principales, dans un quartier tranquille rarement visité par les flics, une bâtisse anonyme parmi d’autres pour un boulot tout aussi anonyme. Parfait, avait également songé Henry en la voyant.

Ça ouais, absolument parfait…

— Laisse-moi jeter un œil… Ce n’était plus le moment de se défiler. Henry Tucker ne se considérait pas comme un trouillard. Il s’était battu, il avait tué, de ses mains, et pas seulement des femmes. Il avait passé des années à s’établir, et la première partie de l’opération s’était déroulée sans effusion de sang. Par ailleurs, il n’était pas question de faire montre de faiblesse devant Tony et deux « soldats ». Non… rien, admit-il.

— Essayons voir un truc. Piaggi retourna au téléphone et le décrocha. Pas de tonalité, juste un grésillement…

Kelly regarda le téléphone de campagne, écoutant le bruit qu’il émettait. Il n’allait plus y toucher de quelque temps, histoire de les laisser mariner à leur tour. Même si la situation tactique était de son fait, les options demeuraient malgré tout limitées. Parler, ne pas parler. Tirer, ne pas tirer. Bouger, ne pas bouger. Avec seulement trois choix fondamentaux, il devait sélectionner ses actions avec soin pour parvenir à l’effet désiré. Cette bataille n’était pas physique. Comme la plupart, elle se jouait au niveau mental.

Il commençait à faire chaud. Les derniers jours de canicule avant que les feuilles ne se mettent à rougir. Déjà plus de vingt-cinq, sans doute le thermomètre allait-il dépasser les trente degrés, une dernière fois. Il essuya la sueur de son visage, continuant d’observer le bâtiment, écoutant grésiller la ligne, les laissant transpirer pour une autre raison que la chaleur de la journée.

 

*

 

— Merde, grogna Piaggi en raccrochant brutalement le téléphone. Vous deux !

— Ouais ? C’était le plus grand, Bobby.

— Faites le tour du bâtiment…

— Non ! dit Henry, réfléchissant. Et s’il est juste dehors ? On n’y voit goutte par cette putain de fenêtre. Il pourrait être juste à côté de la porte. Tu veux courir ce risque ?

— Que veux-tu dire ? demanda Piaggi.

Tucker faisait les cent pas, maintenant, respirant un peu plus vite que d’habitude, se forçant à réfléchir. Comment ferais-je, à sa place ?

— Je veux dire que ce salaud coupe la ligne téléphonique, nous appelle, nous menace et ensuite il n’a plus qu’à nous attendre à la porte, par exemple…

— Qu’est-ce que tu sais de lui ?

— Je sais qu’il a tué cinq revendeurs et quatre de mes gars…

— Et quatre des miens, s’il ne raconte pas d’histoires…

— Donc, on a intérêt à deviner ce qu’il va faire, okay ? Comment tu t’y prendrais, toi ?

Piaggi réfléchit à la question. Il n’avait jamais tué. C’est simplement que la situation ne s’était jamais présentée. Dans l’affaire, il était plutôt le cerveau. Il avait certes dû en brusquer quelques-uns, en son temps, voire en tabasser quelques autres, mais ça s’arrêtait là, n’est-ce pas ? Comment ferais-je à sa place ? L’hypothèse d’Henry se tenait. Rester planqué hors de vue, mettons, derrière un angle, dans une ruelle, dans l’ombre, et puis les amener à regarder dans l’autre direction. La porte la plus accessible, celle par où ils étaient entrés, s’ouvrait sur la gauche, détail visible de l’extérieur par la disposition des paumelles. Elle avait également l’avantage d’être la plus proche des voitures et puisque celles-ci constituaient leur seul moyen d’évasion, il devait s’attendre logiquement à ce qu’ils l’empruntent.

Ouais.

Piaggi jeta un coup d’œil à son partenaire. Henry regardait en l’air. Les panneaux acoustiques avaient été démontés du faux plafond. Et là, perçant la dalle horizontale, il y avait une trappe d’accès. Elle était fermée par un simple loquet pour empêcher les voleurs d’entrer. On pouvait l’ouvrir aisément, peut-être même silencieusement, pour accéder à la terrasse goudronnée et gravillonnée : un gars pouvait monter là-haut, gagner la corniche, jeter un œil en bas et descendre quiconque attendait planqué près de la porte de devant.

Ouais.

— Bobby, Fred, ramenez-vous ici, ordonna Piaggi. Il les informa de la situation critique. Dans l’intervalle, ils avaient eu le temps de se douter qu’il se passait un truc sérieusement grave, mais ce n’étaient pas les flics – c’était pourtant le truc le plus grave qui puisse leur arriver, croyaient-ils, et le fait qu’il ne s’agissait pas des flics aurait eu plutôt tendance à les rassurer. Tous deux avaient une arme, tous deux étaient malins et Fred avait tué une fois, pour régler une petite histoire de famille, sur les quais de Philadelphie. Tous deux firent glisser un bureau sous la trappe. Fred avait hâte de montrer qu’il était un gars sérieux, et de gagner ainsi les faveurs de ce Tony qui lui faisait également l’effet d’un gars sérieux. Il monta sur le meuble. Pas assez haut. Ils posèrent une chaise dessus, ce qui leur permit d’accéder à la trappe et de monter sur le toit.

 

*

 

Aha ! Kelly aperçut l’homme juché là-haut – en fait, seuls la tête et le torse étaient visibles. Le fusil s’éleva et les fils du réticule se calèrent sur le visage. Il faillit tirer. Ce qui l’arrêta fut de le voir poser les mains sur l’encadrement de la trappe, se tourner pour regarder autour de lui, scrutant le toit en terrasse avant d’aller plus loin. Il voulait y monter. Eh bien, laissons-le faire, se dit Kelly alors qu’un semi-remorque passait en grondant, à cinquante mètres de là. L’homme se hissa sur le toit. À travers sa lunette de visée, Kelly aperçut un revolver dans sa main. L’homme se redressa, regarda autour de lui puis s’avança très lentement vers la façade. Pas mauvaise, la tactique, en vérité. C’était toujours une bonne chose de commencer par la reconnaissance… alors, c’est ce qu’ils se disent ? songea Kelly Dommage pour eux.

 

*

 

Fred avait ôté ses chaussures. Le fin gravillon lui faisait mal aux pieds, de même que la chaleur irradiant du bitume en dessous, mais il devait être silencieux – et, de toute façon, il était un vrai dur, quelqu’un l’avait un jour appris à ses dépens, sur les berges de la Delaware. Sa main étreignit la crosse familière du Smith à canon court. Si l’autre salaud était bien là-dessous, il l’abattrait comme un chien. Tony et Henry tireraient le corps à l’intérieur, puis ils verseraient de l’eau pour laver le sang, avant de se remettre au boulot, parce qu’il s’agissait d’une livraison importante. Plus que la moitié du parcours. Fred redoubla de prudence. Il s’approcha du parapet, les pieds en avant, le corps penché vers l’arrière jusqu’à ce que ses orteils en chaussette touchent la rangée de briques basses qui formait la corniche. Puis, rapidement, il se pencha en avant, le pistolet braqué vers le bas sur… rien. Fred parcourut du regard toute la façade de l’immeuble.

— Merde ! Il se retourna et lança : Il n’y a personne en bas !

— Quoi ? La tête de Bobby passa dans l’ouverture pour regarder, mais Fred inspectait maintenant les voitures, pour voir s’il y avait quelqu’un tapi derrière.

 

*

 

Kelly se dit que la patience était presque toujours récompensée. Cette réflexion lui permit de contrer la fièvre qui prend le chasseur quand le gibier s’inscrit dans son viseur. Sitôt que sa vision périphérique eut décelé un mouvement du côté de la trappe, il porta son fusil sur la gauche. Un visage, blanc, la vingtaine, les yeux noirs, regardant l’autre, un pistolet dans la main droite. Une simple cible, désormais. Commencer par celui-ci. Kelly aligna le réticule sur l’arête du nez et pressa doucement la détente.

 

*

 

Smack. Fred tourna la tête quand il entendit le son à la fois sec et mouillé, mais quand il regarda, il n’y avait rien. Il n’avait rien noté d’autre que ce drôle de bruit sec et mouillé, mais voilà qu’il entendait un fracas, comme si la chaise de Bobby avait glissé de sur le bureau pour tomber par terre. Rien de plus mais, sans raison apparente, il sentit la peau sur sa nuque se glacer soudain. Il s’éloigna du bord à reculons, scrutant l’horizon plat et rectangulaire aussi vite qu’il pouvait tourner la tête. Rien.

 

*

 

L’arme était neuve et la culasse était encore un peu raide quand il chargea la deuxième balle. Kelly ramena le canon vers la droite. Deux pour un. La tête tournait à toute vitesse, maintenant. Il sentait la peur chez l’homme qui avait compris le danger mais sans pouvoir le définir ou le localiser. Puis l’homme se mit à battre en retraite vers la trappe. Il ne pouvait pas le laisser faire. Kelly calcula une quinzaine de centimètres d’avance et pressa de nouveau la détente. Pinggggg.

Smack. Le bruit de l’impact était bien plus fort que le plop assourdi de la détonation. Kelly éjecta la douille et engagea une troisième balle au moment où une voiture approchait sur O’Donnell Street.

 

*

 

Tucker regardait encore le visage de Bobby quand il leva brusquement la tête, surpris par le bruit sourd de ce qui devait être un second corps heurtant les poutrelles d’acier du toit-terrasse.

— Oh mon Dieu…

Sans Aucun Remords
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